vendredi 21 mai 2010

L’ambassade des cronopes

Les cronopes vivent, dans bien des pays, noyés dans une masse de fameux et d’espérances, mais depuis peu il existe un endroit où les cronopes ont saisi les craies de couleurs qu’ils portent toujours sur eux et ont dessiné un énorme ÇA SUFFIT sur les murs de fameux et en caractères plus petits et apitoyés un DÉCIDE-TOI sur les murs des espérances. La secousse qu’ont provoquée ces inscriptions est telle qu’il est hors de doute que tout cronope doit faire son possible pour aller voir ce pays de près.
Or donc, dès qu’il est décidé à partir, le cronope se présente à l’ambassade du pays des cronopes qui mets là plusieurs de ses employés à la disposition de notre explorateur pour lui faciliter le voyage et, en général, le dialogue s'établit de la façon suivante :
– Bonnes salènes, cronope cronope.
– Bonnes salènes, vous partirez par l’avion de jeudi mais, d’abord, remplissez les cinq formulaires S.V.P. et joignez-y cinq photos de face S.V.P.
Le cronope voyageur remercie et, de retour chez lui, il remplit avec ferveur les cinq formulaires qu’il trouve terriblement compliqués, heureusement qu’une fois le premier rempli, les quatre autres sont sur le même modèle et il n’y a plus qu’à recopier les précédentes erreurs. Après quoi le cronope va au photomaton et se fait photographier de la façon suivante : les cinq premières photos, très sérieux, et la sixième en tirant la langue. Cette dernière, il la garde pour lui et il en est profondément satisfait.
Le jeudi, le cronope faits ses valises dès le petit matin, c’est-à-dire qu’il y jette deux brosses à dents et un kaléidoscope puis il s’assied pour regarder sa femme les remplir en bonne et due forme, mais comme sa femme est aussi cronope que lui, elle oublie toujours le nécessaire, ce qui n’empêche qu’à la fin ils doivent toujours s’asseoir dessus tous les deux pour les fermer et c’est juste à ce moment-là que le téléphone sonne et qu’un type de l’ambassade leur dit qu’il y a eu erreur, vous auriez dû prendre l’avion de dimanche, ce qui suscite un dialogue plein de canifs entre le cronope et l’ambassade, ponctue par le bruit sec des fermetures de valises qui lâchent et laissent échapper un ours en peluche et une étoile de mer séchée et, pour finir, l’avion partira dimanche prochain et cinq autres photos de face S.V.P.
Infiniment contrarié par la tournure que prennent les évènements, le cronope se rue a l’ambassade et à peine lui a-t-on ouvert la porte qu’il crie de toute sa glotte qu’il les a déjà données les cinq photos avec les cinq formulaires. Les employés ne sont pas autrement impressionnés et ils lui disent de ne pas se frapper, d’autant que les photos, après tout, ne sont pas tellement nécessaires, mais ce qui l’est par contre c’est le visa tchécoslovaque, nouveauté qui perturbe violemment le cronope voyageur. Comme il est bien connu que la moindre chose suffit à décourager les cronopes, de grosses larmes roulent sur ses joues tandis qu’il soupire, à savoir : – Cruelle ambassade ! Voyage raté, préparatifs inutiles, rendez-moi les photos, S.V.P.
Mais pas du tout, et dix-huit jours plus tard le cronope et sa femme décollent d’Orly et se posent à Prague après un voyage où le plus épatant était comme d’habitude le plateau de plastique couvert de tous ces gadgets qui se mangent et se boivent, sans oublier le petit tube de moutarde que le cronope garde en souvenir dans la poche de son gilet.
A Prague, une modeste température de quinze degrés au-dessous de zéro relègue le cronope et sa femme au fond de leur hôtel de transit où des personnes incompréhensibles circulent dans des couloirs à tapis. L’après-midi cependant, ils se ressaisissent et prennent un tramway jusqu’au pont Carolus et tout est si enneigé et il y a tant d’enfants et de canards qui jouent sur la glace que le cronope et sa femme se prennent par les mains et dansent trègue et dansent catale en disant, à savoir : " Prague ! Cité légendaire ! Orgueil de l’Europe centrale ! "


Après quoi ils retournent à leur hôtel et attendent anxieusement qu’on vienne les chercher pour poursuivre le voyage, ce qui, par miracle, ne se produit pas le mois suivant mais le lendemain.